Le chemin de la coopération : parcours de Laure Cerisy
Avez-vous déjà eu le sentiment de vous accomplir seulement partiellement? De douter de votre place au sein d’un milieu où vous ne vous fondez pas complètement?
De manière générale, le milieu de l’ingénierie en est un plutôt traditionnel qui valorise l’expérience, le statut professionnel ainsi que les méthodes et outils technologiques ayant fait leurs preuves au travers du temps. Les changements, autant dans les techniques utilisées que dans l’organisation du travail, n’y sont presque jamais radicaux et demandent qu’on les évalue de tous bords tous côtés.
Remplacer la tradition par une innovation? Attachez votre tuque et préparez-vous à répondre à des questions!
Or, cette culture pourra-t-elle subsister encore longtemps alors que les milléniaux dicteront de plus en plus les tendances dans les différentes sphères de la société, notamment celle du travail? Parions qu’elle ne pourra se maintenir sous toutes ses facettes, à tout le moins.
C’est que les jeunes issus de la génération Y prennent de plus en plus d’initiatives pour matérialiser des projets qui représentent leurs valeurs.
Pour illustrer cette réalité : entretien avec Laure Cerisy, chargée de conception chez Vinci consultants et membre fondatrice de la coopérative de travailleurs ALTE (finaliste du concours Inventer le monde de demain (IMDD) en 2017).
De la France au Québec
« À 16-17 ans, j’étais intéressée par deux choses : la biologie et l’architecture » me raconte Laure, se remémorant son adolescence.
Conciliables, ces deux champs d’intérêt? Sinon, lequel choisir? Laure se donnerait le temps d’y réfléchir. « J’ai décidé de m’inscrire en école d’ingénieur, car il y avait un tronc commun de deux ans et des spécialisations dans les systèmes urbains et l’ingénierie biomédicale. Je ne voulais pas me fermer de portes et je savais qu’avec ce programme je pourrais choisir plus tard ce qui m’intéressait le plus. »
Le tronc commun lui permet de déterminer que sa véritable passion réside dans l’ingénierie urbaine et c’est un Diplôme d’ingénieur en systèmes urbains qu’elle décide d’aller obtenir. « Mon école voulait former des ingénieurs au croisement de l’urbanisme, du génie et de l’architecture. J’avais des cours en arts, sciences cognitive et sociale, ingénierie du transport, etc., donc c’était assez varié. »
En 2015, elle décide de poursuivre ses études au Québec en s’inscrivant à la Maîtrise en génie, concentration Infrastructures urbaines de l’École de technologie supérieure (ÉTS). « Quand je suis arrivée à l’ÉTS, je ne connaissais rien du Canada ni du Québec. L’idée d’avoir des espaces urbains qui pouvaient s’adapter à quatre saisons me fascinait. »
Laure voulait « pousser la technique plus loin », notamment en génie civil et du bâtiment, et aller plus en profondeur dans des questions liées aux prises de décision dans le domaine la gestion de l’eau, domaine au sein duquel elle travaille aujourd’hui.
Implication et économie sociale
Étudiante engagée au sein de la vie étudiante de l’ÉTS, Laure s’implique d’abord auprès du club de débat Piranha pour ensuite se tourner vers le Réseau d’entrepreneuriat technique et stratégique (RETS), à l’instar de l’entrepreneur Guillaume Parent qui s’y implique aussi au même moment.
Or, malgré une curiosité initiale pour le monde des affaires, Laure réalise qu’elle ne s’intéresse pas vraiment à l’entrepreneuriat privé. « Le RETS organisait différentes conférences avec des entrepreneurs à succès. C’était très intéressant. Je dirais même que j’admire le talent de ces personnes, mais je me disais aussi : bon sens, jamais je ne ferai ça de ma vie! »
C’est après une conférence sur l’économie sociale qu’elle décide d’explorer cet univers auparavant inconnu. Elle s’informe auprès de Fadjiah Collin-Mazile, alors la représentante pour le campus de l’ÉTS du programme CHNGR, un programme ayant pour « … mission d’œuvrer au service des étudiant(e)s pour leur procurer un accès au savoir, support et compétences dans l’Économie sociale et solidaire… ».
Satisfaite de sa discussion avec Fadjiah, Laure amorce donc son implication auprès de CHNGR en parallèle du RETS. « J’ai compris, avec CHNGR, ce qui me manquait dans l’entrepreneuriat traditionnel. C’est là que je me suis dit que je pourrais être entrepreneure collective, avec toute la motivation que cela demande. »
L’aventure ne faisait que commencer. Après ses études, Laure fait partie d’un groupe de finissant en ingénierie se questionnant comme elle sur la place de ses valeurs dans son travail d’ingénieure, ainsi que sur la place des ingénieurs dans une société en crise sociale et environnementale. Ensemble, ils commencent à s’intéresser au modèle coopératif et décide finalement de s’inscrire à un programme de type accélération du Réseau Coop, la principale organisation au Québec favorisant le développement de coopératives de travailleurs.
Fonder une coop
En 14 semaines, l’équipe dont Laure fait partie monte le plan d’affaires de leur coopérative. « On mettait en place tout ce dont une entreprise traditionnelle a besoin pour fonctionner, mais on avait également toute une formation sur le système coopératif, ses modes de fonctionnements, etc. (…) Lorsqu’on est entrés dans le programme, on n’avait aucune idée de notre plan d’affaires. On n’avait rien! Or, c’est dingue, mais au bout de 14 semaines, on avait tout le minimum pour démarrer. »
La coop naissante est nommée ALTE Coop (Autonomie locale en technologies environnementales énergétiques et équitables), elle compte alors 8 membres cofondateurs et devient la première firme d’ingénierie coopérative au Québec. « On a gagné un prix à PME Montréal dans notre secteur » me dit-elle. De quoi être fiers!
Comment ça marche?
La signature ALTE, c’est l’autonomie; la transparence; et l’impact positif. En bref, la coop privilégie une approche collaborative visant l’autonomie de ses clients, et une stratégie de recherche et développement « open source ». Elle cherche de surcroît à optimiser l’impact social et environnemental des projets qu’elle mène.
En ce qui a trait au fonctionnement interne, les membres de la coopérative se sont dotés de règles qui permettent un équilibre entre flexibilité et fonctionnement efficace. « Une coopérative, ce sont les travailleurs qui se rassemblent et qui s’offrent du travail dans les conditions qu’ils décident entre eux. La conséquence de ce mode d’organisation est que l’on attire des personnes passionnées qui vont nécessairement s’impliquer dans d’autres projets et causes à l’extérieur qui leur tiennent à cœur. (…) On a un membre qui a défini sa semaine de travail à 24 heures par semaine. Certains ont des semaines de travail de 40 heures, mais ce n’est pas la majorité. Dans leurs temps libres, certains construisent leur maison, d’autres font des programmes d’études complémentaires, s’impliquent à l’extérieur. (…) Nous valorisons l’expérience que nos membres vont acquérir à l’extérieur de la coop par leurs implications sociales diverses. »
Également, rejetant une approche du tout ou rien, les membres se permettent d’occuper des positions dans d’autres entreprises en concomitance avec leur implication dans la coopérative. « Il y en a qui travaillent 100% dans ALTE, certains qui ont une entente avec leur employeur principal pour travailler une journée par semaine chez ALTE, d’autres qui sont en transition pour travailler pour ALTE à temps plein. »
Donner l’exemple
Laure espère c’est que les ingénieur(e)s découvrent les modèles d’économie sociale et solidaire et se permettent de l’envisager si cela leur convient davantage que les formes d’entreprises traditionnelles.
« C’est une question de sens. On voulait trouver une place où on pouvait travailler dans les conditions qu’on voulait et en adéquation avec nos valeurs sociales et environnementales. (…) À l’École, on nous montre les modèles d’entreprises privées, à être un bon employé, à être un bon patron, mais on ne nous montre pas à être un bon coopérant. » Or, il existe plusieurs références permettant d’en apprendre davantage sur l’économie sociale. ALTE en fait d’ailleurs ouvertement la promotion.
Mais là s’arrête l’ambition de la coopérative. « En date d’aujourd’hui, nous n’avons pas l’ambition de devenir une multinationale, mais nous souhaitons certainement donner l’exemple et faire la promotion du modèle coopératif dans l’ingénierie. Nous serions même disposés à coacher des personnes qui voudraient répliquer le modèle de ALTE, ou plus largement un modèle coopératif. (…) Si des gens veulent fonder des coops de plus grandes envergures, nous n’avons pas de problème avec ça. En revanche, ce à quoi il faut être vigilant, c’est de garder le niveau d’engagement des membres, ce qui, il faut le dire, est un défi. À preuve, on voit beaucoup de grandes coopératives qui ont des taux de participation à leurs assemblées générales qui sont faméliques! »
Laure garde espoir que leur exemple montre le chemin à d’autres. Elle croit finalement que le champ est libre pour de nouvelles initiatives. « On avait beaucoup d’appréhension par rapport aux enjeux d’assurances et de reconnaissance professionnelle. Or, contre toute attente, nous avons été bien reçues par l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ). Nous avons des amis dans d’autres domaines qui n’ont pas eu la même chance, malheureusement. C’est donc tout à l’honneur des ingénieurs et de leur communauté. »
Ne sait-on jamais : peut-être verrons-nous davantage de firmes d’ingénierie coopératives se créer dans l’avenir.