Opinion : le paradoxe énergétique québécois
Alexandre Shields du journal Le Devoir s’entretenait récemment avec Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal et référence québécoise en matière de questions énergétiques, à propos du « paradoxe gazier du Québec », terme opportun s’il en est.
En quoi consiste ce paradoxe? Selon M. Pineau, il s’agit du refus des Québécois d’envisager une exploitation de leurs ressources de gaz naturel tout en continuant d’en importer toujours davantage en provenance de l’Ouest canadien et des États-Unis. « C’est un paradoxe plus simple à gérer, parce que c’est loin de nous, que d’envisager une production locale » mentionne-t-il dans l’article de M. Shields. Quiconque suit l’actualité du secteur énergétique d’un œil avisé corroborera les affirmations de M. Pineau.
Il faut dire de surcroît que ce paradoxe s’applique aux hydrocarbures dans leur ensemble. Un sondage commandé par l’Institut économique de Montréal (IEDM) rendu public le 9 septembre 2020 stipulait que « La moitié (50%) des Québécois estiment que leur province devrait exploiter ses propres ressources pétrolières plutôt que d’importer tout le pétrole qu’elle consomme (…) [alors que seulement] le quart (26%) des répondants estiment que la province devrait continuer d’importer du pétrole. » Il est à noter que ce sondage ne fait que confirmer une tendance observable depuis plusieurs années déjà.
Qu’importe, le Québec n’exploite toujours pas ses ressources d’hydrocarbures – pétrole ou gaz naturel – alors que les discussions entourant cette filière remontent au moins à 2010.
C’est que le paradoxe dont il est question ici rejoint une ambivalence proprement québécoise qui traverse notre histoire depuis fort longtemps.
Ambivalence québécoise
Dans ses représentations de lui-même, le Québec oscille entre grandiosité et misérabilisme. C’est ce que nous rappelle Alexandre Poulin, essayiste et diplômé de la maîtrise en science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) dans son livre Un désir d'achèvement : Réflexions d'un héritier politique paru récemment aux éditions du Boréal (2020).
J’ai d’ailleurs eu l’opportunité d’assister au lancement du livre le 26 août dernier, un événement ayant réuni une bonne frange de la classe intellectuelle nationaliste au Québec, un exploit dans des circonstances où les événements en présentiel ne sont pas aussi courus qu’avant.
L’essai de Poulin se penche sur les représentations collectives québécoises pour expliquer notre fâcheuse tendance à préférer les demi-mesures aux solutions achevées; complètes, et qui nécessitent par leur caractère final une forme de responsabilité proprement temporelle que les Québécois ont peur d’assumer. Une peur du pouvoir, en quelque sorte, et de ses effets, à tout le moins ses effets anticipés : la fabrication de mécontents, voire de victimes.
C’est qu’exercer le pouvoir vous offre le potentiel d’avoir une emprise sur votre existence, mais également de blesser. Cette rudesse du pouvoir, les Québécois ne l’ont pas tellement exercé dans leur histoire – ils l’ont plutôt subit! –, et lorsque l’occasion de l’exercer a pu se présenter, les Québécois s’y sont laissé tenter – si tant est qu’ils l’ont été – avec timidité ou frayeur.
Il faut dire que les défaites historiques que constituent la Conquête et la révolte avortée des patriotes en 1837-1838 ont eu de quoi refroidir leurs ardeurs.
Quoi qu’il en soit, les Québécois rejettent collectivement, la plupart du temps, l’exercice du pouvoir temporel, et cette attitude s’est historiquement accompagnée, et jusqu’à nos jours, d’un messianisme compensatoire d’abord catholique, ensuite progressiste.
Messianisme compensatoire
Alexandre Poulin nous rappelle les paroles de Mgr Laflèche en 1866 : « Votre mission nationale est la conversion des pauvres sauvages et l’extension du royaume de Jésus-Christ ; votre destinée nationale, c’est de devenir un grand peuple catholique. »
Il nous rappelle également celles de Mgr Pâquet : « Or, mes frères – pourquoi hésiterais-je à le dire ? –, ce sacerdoce social, réservé aux peuples d’élite, nous avons le privilège d’en être investis ; cette vocation religieuse et civilisatrice, c’est, à n’en point douter, la vocation propre, la vocation spéciale de la race française en Amérique. Oui, sachons-le bien, nous ne sommes pas seulement une race civilisée, nous sommes des pionniers de la civilisation; nous ne sommes pas seulement un peuple religieux, nous sommes des messagers de l’idée religieuse; nous ne sommes pas seulement des fils soumis de l’Église, nous sommes, nous devons être du nombre des zélateurs, de ses défenseurs et de ses apôtres. Notre mission est moins de remuer des capitaux que de remuer des idées; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu’à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée. »
À défaut d’être une puissance économique ou politique, les Québécois se voyaient investis par le clergé catholique d’une mission singulière : évangéliser une Amérique du Nord anglo-saxonne et protestante. On est quasi dans une mystique de peuple élu ici, non sans faire penser au peuple juif, historiquement impuissant, mais unique protecteur de la Torah.
Écologisme
Mais que peuvent bien vouloir dire ces vieilles paroles poussiéreuses dans un Québec moderne, social-démocrate et progressiste héritier de la Révolution tranquille et « délivré » de la torpeur de la Grande noirceur? Eh bien justement, c’est qu’un messianisme compensatoire a tout simplement laissé place à un autre dans la province de Québec, nous dit Poulin : celui de l’écologisme. Poulin dit : « Entendons-nous : il ne s’agit pas de nier l’importance de la lutte contre les changements climatiques ni même de minimiser les efforts entrepris par le Québec pour jouer un rôle sur le plan environnemental.
Néanmoins, le mouvement écologiste québécois surestime les capacités du Québec à peser sur le cours des choses. En adoptant un discours grandiloquent et messianique, son irréalisme est comparable à celui dont les clérico-nationalistes ont fait preuve relativement à la propagation de la foi catholique à l’extérieur du territoire québécois. »
On ne peut qu’acquiescer. Après tout, le Pacte pour la transition dit explicitement : « avec les ressources physiques et humaines dont il dispose, avec son sens inné de la coopération et son génie de l’innovation, de la permaculture à l’écoconstruction et jusqu’à l’intelligence artificielle, le Québec peut et doit devenir un leader pour le monde entier. »
Pour le mouvement écologiste, la lutte aux changements climatiques est non seulement nécessaire, mais elle revêt une mission pour le peuple québécois sur Terre; c’est une partie constituante de son identité comme peuple.
Force de blocage
Ce messianisme compensatoire des temps modernes a beau susciter de l’urticaire chez certains, il réussit néanmoins à constituer une impressionnante force de blocage aux différents projets énergétiques au Québec, que ce soit le défunt projet Énergie Est ou l’exploitation de nos propres hydrocarbures.
Cette force de blocage prend racine dans une culture québécoise incapable de se voir autrement qu’en propagateur de la bonne parole. Au Québec, on parle moins le langage de l’intérêt commercial et politique que celui de la vertu et de la morale.
Cela explique également, du moins en partie, la popularité des libéraux de Justin Trudeau et du Bloc Québécois au Québec, qui à défaut de se rejoindre sur les valeurs politiques, se rejoignent néanmoins dans l’impuissance et la préférence pour la vertu écologique plutôt que les intérêts économiques et géopolitiques.
Revenons aux hydrocarbures
On comprend donc pourquoi il n’est pas aisé d’envisager, du moins à court terme, une exploitation des hydrocarbures au Québec. C’est que dans la psyché québécoise, exploiter les hydrocarbures reviendrait à pécher; à faire le mal.
Rappeler aux Québécois que d’importer des hydrocarbures d’ailleurs n’est pas meilleur pour l’environnement ne saurait les convaincre, puisque cela les obligerait à regarder les choses en face, concrètement. Et lorsqu’il est question d’énergie, les Québécois ne parlent pas le langage des choses matérielles, trop basses pour eux.
On préfère se croire au-dessus de ces considérations. On ne se veut responsables de rien, mais sauveurs de tous. Nous préférons nous croire leaders, à l’avant-garde, tellement en avance. Il faut voir ce qui se fait ailleurs pour comprendre que contrairement à notre chez-soi unique au monde, ne baignant pas comme nous dans l'hydroélectricité, certaines parties du monde bougent bien plus vite que nous.
Responsabilité
Bref, notre posture mentale est regrettable, car non seulement n’améliore-t-elle pas la condition de la planète dans les faits, mais elle mine également notre potentiel collectif de développement économique.
Le Québec mérite mieux que cette complaisante – et médiocre – suffisance héritée de l’histoire et que nous reconduisons nous-mêmes. Le Québec mérite que les Québécois sortent des marges de leur propre histoire et assument la responsabilité consubstantielle à leur existence propre.
Vous avez dit un désir d’achèvement? J’ai à tout le moins le désir de la responsabilité.
Les opinions et les idées exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et n'engagent que lui.
Photo de couverture par Quinten de Graaf via Unsplash.