Il faut cesser de se faire porter par la technologie et faire des choix conscients
Nicholas Thompson est rédacteur en chef du magazine Wired. Il est aussi cofondateur du site The Atavist, un site généraliste consacré à la publication de format longs. Auparavant, il a dirigé le site thenewyorker.com. Je l'ai rencontré dans le cadre de la conférence Genium360 sur l'économie circulaire.
Diane Bérard - Je croyais que Wired parlait de technologie. Vous vous définissez plutôt comme un magazine qui traite de changement. Expliquez-nous.
Nicholas Thompson - Wired s'intéresse à l'évolution de la société et aux forces définissant cette évolution. Ce ne sont pas les véhicules autonomes qui nous intéressent, c'est leur pouvoir de façonner le développement urbain. Ce n'est pas la complexité technique de l'intelligence artificielle qui nous fascine, ce sont les enjeux réglementaires et éthiques qu'elle soulève et ce qu'elle nous apprend de nous-mêmes. La technologie nous confronte constamment à des décisions relatives au type de société dans laquelle on souhaite vivre. La technologie n'est plus un outil, elle est devenue une composante de notre culture. Elle fait partie de notre style de vie. Voilà ce qu'aborde Wired.
D.B. - Certains changements issus de la technologie vous inquiètent-ils davantage que d'autres ?
N.T. - Aucun en particulier, tous en général. Presque tous les changements majeurs ont deux côtés. Prenez Facebook. Je m'en sers tout le temps, mais son influence négative sur la sphère politique est troublante. Les robots améliorent notre vie, certes, mais ils détruisent aussi le gagne-pain de nombreux travailleurs.
D.B. - Y a-t-il des discussions que nous n'avons pas et dont nous regretterons l'absence plus tard ?
N.T. - Je crois qu'il faut rehausser le niveau de toutes les conversations relatives à la technologie. Elles doivent être plus sophistiquées, particulièrement par rapport à la réglementation. Cela fait partie de mon rôle comme rédacteur en chef d'amorcer ces discussions et d'y participer. Il faut cesser de se laisser porter et faire des choix conscients. On ne réalise pas l'ampleur des impacts de ces technologies sur le monde dans lequel vivront nos enfants. Ça n'a rien à voir avec les inquiétudes que ressentaient nos parents par rapport à notre avenir.
D.B. - Reste-t-il des tâches ou des activités où les humains excellent encore par rapport aux machines ?
N.T. - Bien sûr ! Ma conjointe est une danseuse et je peux vous garantir que, pour l'instant, aucun robot ne danse aussi bien qu'un humain. Et puis, aucun robot n'est aussi doué qu'un humain à la coordination main-yeux. Je citerais aussi l'empathie et la réflexion morale. En fait, pour accomplir la plupart des tâches critiques, je choisirais encore un humain.
D.B. - Croyez-vous que la plupart des entreprises rêvent de remplacer leurs employés par des machines ?
N.T. - Il y a des avantages évidents à remplacer les humains par des machines. Elles ne prennent pas de vacances, ne requièrent pas d'assurance maladie, et elles se gèrent facilement. C'est toutefois un faux débat. Il y a encore peu d'emplois où l'on peut aisément remplacer les humains par des robots. Le vrai défi, celui dont on ne parle pas suffisamment, est la cohabitation homme-machine. Comment apprendre à travailler ensemble ?
D.B. - Vous appartenez au groupe qui croit que la technologie créera plus d'emplois qu'elle en détruira. Mais qu'en sera-t-il de ceux et celles qui sont condamnés à exercer des emplois qu'ils n'aiment pas, parce que celui qu'ils aimaient n'existe plus ?
N.T. - C'est une réalité éternelle. Des types d'emplois disparaissent. On les regrette. Puis, on trouve du sens à d'autres occupations nouvelles ou existantes.
D.B. - On parle de la technologie, mais attardons-nous à ceux qui la produisent. Parlons de la Silicon Valley et de ses contradictions...
N.T. - Elles sont nombreuses, ces contradictions. D'un côté, vous avez de jeunes entrepreneurs qui affichent des valeurs plutôt progressistes affirmant vouloir changer le monde. Les dirigeants de Google, par exemple, ont fait de nombreuses déclarations publiques sur la responsabilité des entreprises technologiques de « faire le bien » et d'adopter des modèles d'affaires qui y contribuent, comme l'économie circulaire. De l'autre côté, la Silicon Valley est la championne de « j'avance vite, je casse tout et je recommence ». J'aimerais bien voir Apple mettre en marché un téléphone entièrement fait de matériaux recyclés. Mais elle est prisonnière du cercle vicieux qu'elle a créé où le marché attend une nouvelle version de ses appareils de plus en plus rapidement. Et le rythme de sortie de ces appareils est une mesure du talent de l'entreprise.
D.B. - Peut-on imaginer la Silicon Valley quitter la dictature de la nouveauté ? Qui pourrait changer sa trajectoire ?
N.T. - J'ignore si c'est possible. C'est dans l'éthos de la Silicon Valley de constamment poursuivre le nouvel objet brillant. Toutefois, si un groupe peut arriver à changer cet état d'esprit, ce sont les jeunes ingénieurs. Ils sont indispensables et très mobiles, ce qui leur donne du pouvoir. S'ils décident de réclamer l'écoconception des produits, par exemple; s'ils prônent l'économie circulaire; s'ils choisissent de travailler pour de plus petites sociétés qui adoptent un comportement plus responsable par rapport à la technologie. Ou s'ils en démarrent eux-mêmes. Les GAFAM de ce monde seront alors forcés de questionner leur comportement et leurs décisions.
D.B. - Ces dirigeants de la Silicon Valley, vous les connaissez. Vous échangez avec eux régulièrement. Que pensez-vous d'eux ?
N.T. - Je dirais que la plupart d'entre eux me plaisent comme humains. En revanche, le monopole que détient leur organisation m'inquiète. Leur façon d'écraser la concurrence me pose encore plus problème. Même si ces sociétés font la promotion de l'innovation pour elles-mêmes, elles nuisent à l'innovation en général dans le secteur.
D.B. - Ces dirigeants ont beaucoup d'argent. Suffisamment pour influencer sérieusement le cours des choses et, peut-être, résoudre des problèmes sociétaux importants...
N.T. - En effet, ils ont beaucoup d'argent. Il faut compter sur leur volonté à l'employer de façon positive et utile. Ils ont l'habitude de composer avec des enjeux technologiques complexes, mais ont-ils la manière requise quand il s'agit d'enjeux sociétaux ? C'est pour cette raison qu'il faut constamment débattre, discuter, remettre en question et creuser la technologie, au-delà des évidences.
D.B. - La solution numérique est-elle toujours la meilleure ?
N.T. - Ça dépend. Prenons 100 livres que vous téléchargez sur votre Kindle. Est-ce une amélioration par rapport à 100 livres imprimés que vous achetez et faites circuler parmi votre cercle d'amis et qui terminent leur vie dans une librairie d'occasion ? Qui a vu son sort amélioré par cette évolution ? Qui a vu son sort se détériorer ? Tout dépend comment on quantifie les impacts.
D.B. - Contrôlons-nous la technologie ou avons-nous atteint un point où elle nous contrôle ?
N.T. - Je ne sais pas. En revanche, je constate que la technologie nous change comme humain, puisqu'elle nous amène à nous questionner de plus en plus sur ce qui signifie être humain
Entrevue par Diane Bérard
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